Lorsque j'ai vu cette photographie agrandie à 180 x 220 cm, c'était comme si je la voyais pour la première fois. L'agrandissement a été réalisé douze ou treize ans après un premier tirage à 125 x 150 cm, un format qui n'est déjà pas modeste. Ce changement de dimensions transforme énormément l'oeuvre. Il "dilue" le contenu et semble donner à la photographie une apparence picturale. Auparavant, il était plus facile de lire cette photographie comme un document. Le sujet demeure, mais la photographie est devenu plus abstraite. En d'autres mots, l'aspect formel de l'oeuvre a éte rehaussé, mettant au second plan la singularité de la pièce photographiée. L'image s'est ouverte et la couleur est devenue plus palpable et les éraflures sur le mur, plus visibles. Tous ces détails sont très photogéniques.
Ainsi nous avons presque l'impression de regarder ici un tableau expressionniste abstrait. Certains éléments rappellent les rayures que les patineurs ont laissées sur la glace dans certaines de mes photographies de patinoires, ou les marques visibles sur les sols de linoléum dans mes photographies de salle de réception. Toutes ces traces semblent enregistrer le souvenir de ce qui s'est passé sur ces surfaces - comme dans un tableau de jackson Pollock. Ici la photographie demeure un document; mais, bien qu'il soit assez évident que cette pièce est faite d'acier inoxydable, sa fonction précise demeure obscure et le spectateur en est réduit à ses nombreuses spéculations.
Ce va-et-vient entre le document et l'abstraction m'interpelle au plus haut point. Comment se fait-il qu'un enregistrement puisse parfois relever davantage de l'abstraction que du documentaire ?
Dans certaines photographies de plus petit format, une qualité abstraite peut apparaître, mais elle est moins visible. Dans les grandes photographies cependant, elle peut finir par dominer. De la même manière, il est curieusement difficile de savoir si les éraflures que l'on observe dans cette oeuvre se trouvent dans la pièce même ou s'il s'agit de rayures sur la vitre qui protège la photographies. Apparaissent-elles sur les murs du laboratoire ou y a-t-il eu erreur au tirage ? On peine même à voir si ce sont des éraflures ou des réfractions, où elles commencent et où elles s'arrêtent.
Catalogue "Lynne Cohen - Faux Indices" - Exposition au Musée d'art contemporain de Montréal - du 7 février au 28 avril 2013 / Lynne Cohen & François LeTourneux (Page 22-23)
Untitled (Circle Mirror - Mauve Wall)
Dans cette photographie, comme dans plusieurs de mes oeuvres, l'échelle du lieu semble complètement inexacte, les repères visuels biaisés, et l'on y décèle un lien étrange avec le monde de l'art. Il est presque impossible de savoir si l'espace photographié est celui d'une maison de poupée ou s'il a été conçu pour des personnes de taille normale. Si la porte de droite semble à notre échelle,celle de gauche paraît avoir été construite pour des géants. Le tableau circulaire, qui fait penser à un miroir, a l'apparence d'une mauvaise appropriation de l'oeuvre de Giorgio De Chirico. Le tableau et le miroir ressemblent aussi à des objets que l'on aurait pu acheter au magasin du coin. Mais qui sait ?
Ce ne sont que quelques-uns des éléments sur lesquels le spectateur peut buter. Le reste est à l'avenant : la grille du ventilateur, les interrupteurs, les petits éléments de signalisation qui agissent comme des taches de couleur, pour ne rien dire du rouge lupanar du papier peint, du miroir à saillies et de l'espace négatif sous la table. Quel hommage spontané à la gloire du postmodernisme, ainsi qu'au recyclage du recyclage contemporain.
Deux aspects particuliers de cette photographie doivent etre soulignés, car ils n'apparaissent pas fréquemment dans mon oeuvre. Il y a tout d'abord le jeu des couleurs, qui dans nombre de mes photographies tend à être harmonieux et atténué. Ici, c'est l'effet contraire. Je suis assez certaine que le décorateur ou la décoratrice savaient très bien ce qu'ils faisaient : ce mur mauve n'est pas apparu de lui-même.
En deuxième lieu, l'espace photographique, ici, repousse le spectateur. Je parle fréquemment du caractère tridimentionnel de mes photographies et l'on serait en droit de s'attendre à ce que celle-ci possède la même qualité. Cependant, bien que l'espace représenté obéisse aux règles de la perspective Renaissance - le sol est incliné, il y a un point de fuite , et caetera -, l'image demeure aussi plate qu'une crêpe. Elle ressemble davantage à un dessin qui aurait été exécuté de manière à rendre tout sur le même plan. Par conséquent, au lieu d'être tirés vers l'intérieur de l'image, nous nous en trouvons rejetés. Cet effet est sans doute partiellement attribuable à l'échelle des portes, à la présence irradiante du cercle, et à la couleur et à l'inclinaison du plancher. Outre ces éléments, je ne saurais l'expliquer.
Quoi qu'il en soit, c'est une photographie qui sied bien à la conclusion de ce livre. Elle me semble assez emblématique de ma production, de ses début jusqu'à aujourd'hui : une porte s'y ouvre, par laquelle on peut enntrer; mais il est impossible de ressortir de l'espace auquel elle mène.
Catalogue "Lynne Cohen - Faux Indices" - Exposition au Musée d'art contemporain de Montréal - du 7 février au 28 avril 2013 / Lynne Cohen & François LeTourneux (Page 42)
Untitled (Balloons) :
Je ne photographie jamais de personnes réelles. Elles sont absentes de mes oeuvres; seules peuvent y être observées les traces que ces personnes auraient pu laisser dans les endroits qu'elles occupaient, ou auraient pu occuper - à moins qu'elles n'y figurent sous forme de substituts : leurres, mannequins et autres silhouettes. Lorsqu'on me demande si je songe parfois à faire figurer des personnages dans mes photographies, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la manière dont je pourrais bien les y intégrer. La présence d'une personne réelle dans cette photographie, par exemple, irait à l'encontre du but visé. Les spectateurs n'auraient plus l'impression de regarder à l'intérieur de l'espace, de voir les choses à partir d'un point de vue extérieur. Je souhaite laisser à l'imagination des spectateurs une marge de manoeuvre assez grande pour qu'ils puissent essayer de comprendre ou inventer ce qui se passe dans les espaces photographiés. La présence de personnes y aurait un effet beaucoup trop fort et l'étrangeté des choses mêmes - qui m'intéresse au premier chef - passerait inévitablement au second plan.
Le risque encouru dans cette photographie particulière est que les spectateurs portent principalement leur attention sur les trois figures, au détriment du reste de l'image. Ceci n'est, somme toute, pas très grave; ils remarqueront alors l'aspect comique de ces figures : les parties manquantes de leurs corps, leurs membres recollés avec du ruban adhésif ou encore leurs vêtements tachés de balles de peintures. Dès lors, la possibilité qu'ils considèrent que cette photographie raconte une "histoire" est, bien entendu, plus grande. Quoi qu'il en soit, je dois admettre que c'est une des photographies les plus folles que j'aie jamais prises.
C'est un endroit construit à remarquablement peu de frais, avec ses ballons, ses meubles cassés et ses rideaux improvisés. Tout semble bricolé, de travers, un peu trop grand ou un peu trop petit. Le sol de linoléum est tout aussi remarquable, surtout à l'endroit où s'y reflète le ballon rose ; et tout ce fatras semble bizarrement disposé. Observez pour finir cette tache sur le plancher, qui semble monter au mur. L'endroit est exactement tel que je l'ai trouvé; y changer le moindre élément aurait, à mon avis, ruiné la photographie. Son caractère absurde est réhaussé par la manière dont la chambre photographique enregistre chaque détail et par la neutralité du point de prise de vue. On trouverait difficilement un endroit qui soit plus insignifiant et plus théâtral à la fois.
Catalogue "Lynne Cohen - Faux Indices" - Exposition au Musée d'art contemporain de Montréal - du 7 février au 28 avril 2013 / Lynne Cohen & François LeTourneux (Page 30-31)
Classrooms
La salle de classe constitue le lieu privilégié pour observer la manière dont les connaissances sont enseignées par disciplines. Pilotes, médecins, esthéticiennes ou agents de police sont formés dans des environnements propres à leur profession. Les maquettes d?avions, perruques et lieux de crime recréent des situations que les étudiants rencontreront dans leur carrière.
Les cours préparent à l?épreuve de la réalité autant qu?ils la créent : ils apprennent à agir selon des protocoles spécifiques, qui détermineront la manière dont les opérations chirurgicales seront menées, comment les criminels seront découverts et quels standards de beauté seront adoptés. Ces espaces condensent des expériences quotidiennes mais fondamentales de nos vies qui, pris isolément, en semblent étrangement éloignés.
Extrait du dossier de presse de l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
Laboratoires : du physique au virtuel
Révéler l?invisible
Lynne Cohen photographie des sites d?expérimentation dans lesquels des mannequins
se substituent aux humains. Ces figures humanoïdes sont empreintes d?une familiarité
inquiétante qui fascinait déjà les artistes surréalistes. Les laboratoires de Marina Gadonneix renvoient quant à eux à la recherche de pointe sur des phénomènes naturels, comme la transmission des ondes sonores, le comportement de l?eau ou les effets des vents forts sur les bâtiments. Ces deux types de laboratoires ont en commun d?être des lieux d?observation de phénomènes physiques pour les scientifiques. Les technologies d?imagerie utilisées pour les étudier dans des conditions isolées sont capables de détecter des détails invisibles à l?oeil nu.
Par leurs changements de perspective, Cohen et Gadonneix montrent que notre connaissance du monde physique repose sur un ensemble de questions et de méthodes de recherche prédéterminées.
Extrait du dossier de presse de l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
Factory :
Avant même de commencer à travailler en couleur, au début des années 1990, j'ai pris la décision d'encadrer mes photographies en utilisant un Formica de différentes couleurs, plutôt que d'utiliser le noir, le gris foncé ou la fausse pierre comme je le faisais jusqu'alors.
Les couleurs choisies pour ces cadres se rapportaient à des détails présents dans les photographies, au coloris d'objets marquants ou encore à la température et aux odeurs que j'associais aux lieux. Il m'a paru que la couleur servirait à capter quelque chose de la quintessence ou du caractère du lieu, et donnerait au spectateur quelques informations supplémentaires à son sujet (sans toutefois dépasser un certain seuil).
Pour cette photographie, par exemple, j'ai choisi un cadre beige qui évoque la carnation des garçons-filles (lorsque j'ai vu ces mannequins, ils m'ont fait penser aux anges chantant et jouant de la musique dans un tableau de Hans Memling).
Faire surgir certaines associations par l'emploi de cadres colorés me semble, encore aujoud'hui, avoir été une bonne idée en ce qui concerne mes tirages en noir et blanc. De fait, après avoir récemment vu plusieurs de ces photographies alignées sur un mur, j'ai trouvé qu'elle s'accordaient très bien ensemble.
Depuis le début de ma carrière, j'ai voulu que mes photographies soient encadrées selon mon idée plutôt que celle d'un propriétaire ou en fonction d'un quelconque style institutionnel. A cette époque, mon choix s'est porté sur les cadres de couleur.
Plus tard, lorsque j'ai commencé à photographier en couleur, cette solution ne m'a plus semblé adaptée, ni même possible. Il me semblait redondant d'encadrer une photographie en couleur dans un cadre coloré; et ce dernier devenait même une source de distraction.
Depuis quelques années, j'emploie donc des cadres gris foncé qui ne sont que très légèrement teintés de vert, de rouge, de bleu ou de brun - une teinte quasi subliminale. Ces cadres imitent le Formica et sont souvent pris pour tels. Quoi qu'il en soit, je préfère toujours un fini satiné neutre et souhaite que chaque photographie encadrée soit un objet aussi parfait que possible (avant de me tourner vers la photographie, je pratiquais la sculpture).
Lorsque des photographies en noir et blanc placées dans un cadre coloré, comme celle-ci, sont disposées à côté de photographies en couleur encadrées de gris, il se produit une chose curieuse : les photographies en noir et blanc semblent être en couleur.
Catalogue "Lynne Cohen - Faux Indices" - Exposition au Musée d'art contemporain de Montréal - du 7 février au 28 avril 2013 / Lynne Cohen & François LeTourneux (Page 14)
"Lynne Cohen a photographié des stands de tir dans des contextes différents, tels que des écoles de chasse, des écoles de police et des installations militaires. L’architecture de ces installations est aussi révélatrice que leurs accessoires : l’étroitesse des lieux accentue la tension de la situation de tir ; les images et les formes des cibles reflètent les stéréotypes sur l’adversaire. Au fil des décennies, les installations ont radicalement changé. Les accessoires analogiques et les armes réelles sont remplacés par des écrans et des armes numériques. Dans ce processus, les cibles sont devenues opaques : qui est l’ennemi dans le scénario virtuel d’aujourd’hui ?"
Texte de Matthias Pfaller pour l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
Training
Femmes et hommes soldats, policiers, pompiers ou journalistes télé assument des tâches bien différentes, mais vitales dans notre société pour la protéger, la contrôler et la médiatiser. Face aux menaces constantes contre le statu quo, ils s’entraînent pour combattre les ennemis, sauver des vies et narrer les événements du monde. Malgré l’importance de ces professions, leurs sites de formation et de production sont rarement accessibles au public. Les photographies nous emmènent dans les coulisses et montrent leurs infrastructures sophistiquées comme autant de terrains pour tester des situations d’urgence. Ce qui est en jeu ici n’est pas la réalité, mais sa simulation.
Extrait du dossier de presse de l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
Laboratoires : du physique au virtuel
Révéler l?invisible
Lynne Cohen photographie des sites d?expérimentation dans lesquels des mannequins
se substituent aux humains. Ces figures humanoïdes sont empreintes d?une familiarité
inquiétante qui fascinait déjà les artistes surréalistes. Les laboratoires de Marina Gadonneix renvoient quant à eux à la recherche de pointe sur des phénomènes naturels, comme la transmission des ondes sonores, le comportement de l?eau ou les effets des vents forts sur les bâtiments. Ces deux types de laboratoires ont en commun d?être des lieux d?observation de phénomènes physiques pour les scientifiques. Les technologies d?imagerie utilisées pour les étudier dans des conditions isolées sont capables de détecter des détails invisibles à l?oeil nu.
Par leurs changements de perspective, Cohen et Gadonneix montrent que notre connaissance du monde physique repose sur un ensemble de questions et de méthodes de recherche prédéterminées.
Extrait du dossier de presse de l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
"Alors que les mannequins et les maquettes d?avions permettent d?acquérir des compétences pratiques, les tableaux noirs transmettent des connaissances théoriques. Les formules et les mots qui y figurent donnent forme à des idées abstraites et permettent d?en parler indépendamment du contexte. Les gribouillages, cercles et lignes, en revanche, sont issus de situations très spécifiques qui, pour l?observateur extérieur, ne sont pas intelligibles. Nous ne pouvons que spéculer sur leur signification. Il en va de même pour les photographies : en ce qu?elles sont des morceaux de réalité, c?est à nous d?imaginer ce qui s?est passé ; elles ouvrent sur des interprétations plurielles."
Texte de Matthias Pfaller pour l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023
Observation rooms
Les nombreuses fenêtres dans les oeuvres de Cohen renvoient à l?acte de regarder et de cadrer, deux opérations fondamentales dans sa pratique. Elles sont également à mettre en rapport avec les salles d?observation des dispositifs scientifiques. En ce sens, ces dernières fonctionnent comme des métaphores de la photographie. Les pièces très lumineuses représentent l?intérieur de la chambre photographique et les miroirs sans tain rappellent le verre dépoli de l?appareil qui montre l?objet à l?envers.
Dans les années 1970 et 1980, l?observation psychologique est très populaire aux États-Unis. Les psychologues expérimentaux espèrent alors comprendre le comportement humain, de la même manière que nous espérons comprendre le monde grâce aux images. Pourtant, le miroir altère le comportement des individus car il dirige l?attention sur eux, les poussant à agir selon certaines normes. Par la netteté des détails et l?angle choisi, les oeuvres de Cohen évoquent la surface polie d?un miroir et semblent refléter nos vies.
Extrait du dossier de presse de l'exposition Laboratoires / Observatoires, Centre Pompidou, 2023